Olga Voltchek (chercheuse indépendante, Saint-Pétersbourg) Le Grand homme et les petits enfants : le spectre de Napoléon dans L’Idiot de Dostoïevski

Colloque "Spectres de Dostoïevski", Université de Strasbourg, 20-22 octobre 2021, organisé par Nicolas Aude, Victoire Feuillebois et Karen Haddad

Résumé de l'intervention :

On peut dire de Napoléon ce que Eugène Pelletan (1813-1884), écrivain, journaliste et républicain français, avait dit de Louis XIV au début de son livre Décadence de la monarchie :
« L’homme qui a fait le plus de mal à la France, c’est Louis XIV ; l’homme que la France a le plus admiré, c’est Louis XIV ; peut-être l’admire-t-elle encore». En effet, deux faces du mythe napoléonien – légende dorée et légende noire, nous permettent de comparer Napoléon Bonaparte au Roi-Soleil.

L’intérêt de notre étude porte essentiellement sur la légende dorée et plus précisément sur sa renaissance en France après 1840 quand Napoléon devient « le dieu d’une génération qui s’ennuie – le mot est de Lamartine » (J. Tulard Le Mythe de Napoléon, 1971). En effet, l’ombre de Napoléon recouvre le XIX siècle tout entier. Sur le fond général d’un « mal du siècle », de la crise de masculinité dont font preuve les jeunes gens en proie à ce mal historique, de l’inaction angoissante et de la dénatalité la volonté et l’intelligence de Napoléon aussi que sa démesure font de lui le symbole de l’énergie individuelle sur tout le continent européen.

Dans l’œuvre de Dostoïevski Napoléon n’apparait pas comme un homme historique à la différence de L.Tolstoï, mais représente un mythe, un fantôme de l’imaginaire collectif. Sa représentation dans les œuvres de l’écrivain à partir de Monsieur Prokchartchine et Le reve de l’oncle et jusqu’à ses grands romans Crime et chatiment et L’Idiot est étroitement liée avec l’idée de la grandeur de l’homme comme « transgresseur d’état de choses naturel ». Adjectif « grand », épithète immuable de certaines personnalités historiques leur donne un statut particulier, élève l’homme au niveau des dieux, des demi-dieux ou des héros. Les Grands hommes, à titre d’exemple, Louis le Grand en France ou Pierre le Grand, le premier empereur russe, sont considérés par la conscience historique comme tels grâce à leurs exploits militaires, grandes transformations sociales, héritage culturel. Dans la conscience populaire, anonime, leur grandeur est souvent associée avec leurs qualités étiques et morales exceptionnelles comme, par exemple, générosité, bonté, esprit de justice, attitude chevaleresque envers les gens et l’amour pour les enfants, ces « petits » de ce monde dont la bouche énonce la vérité. C’est sur cette qualité humaine d’un homme considéré comme « grand » que nous concentrons notre attention en analysant le mythe napoléonien dans le roman L’Idiot.