Nicolas Aude (Sorbonne Université) L’auteur dévisagé : Dostoïevski ou la hantise de l’image photographique [20 octobre 2021]

 Description

Colloque "Spectres de Dostoïevski", Université de Strasbourg, 20-22 octobre 2021, organisé par Nicolas Aude, Victoire Feuillebois et Karen Haddad

Résumé de l'intervention :

Des songes allégoriques aux icônes brisées, en passant par les hallucinations fantastiques qui habitent ses personnages, l’œuvre de Fédor Dostoïevski nous convie à un véritable parcours du champ occidental de la représentation. Dans le Journal d’un écrivain du mois de janvier 1876, l’écrivain insiste sur la dimension spectrale de certaines images qui commencent à envahir la culture visuelle européenne. Alors même que l’université de Saint-Pétersbourg tente d’évaluer la validité scientifique du spiritisme, Dostoïevski vient faire écho au retentissement d’un procès qui s’est tenu dans la 7e chambre du tribunal correctionnel de Paris les 16 et 17 juin 1875 :

On jugeait l’été dernier, à Paris, un photographe accusé d’escroquerie au spiritisme : il évoquait des défunts et les photographiait ; les commandes affluaient en masse. Mais il fut pris sur le fait, et au tribunal il avoua tout, il désigna même la femme qui l’aidait et simulait les ombres évoquées. Eh bien, croyez-vous que ceux qu’ils avaient trompés ont été convaincus ? Pas le moins du monde. L’un d’eux, paraît-il, disait : « J’ai perdu trois enfants et il ne me restait d’eux aucun portrait, or ce photographe m’en a fait trois épreuves absolument ressemblantes, je les ai tous reconnus. Qu’est-ce que ça peut me faire qu’il vous ait avoué une fraude ? Il a sans doute ses raisons, mais moi j’ai en mains le fait, et fichez-moi la paix[1]. »

Dès la fin des années 1840, la photographie a certainement contribué au réveil transatlantique de l’occultisme en accompagnant la diffusion des tables tournantes et l’essor européen d’une nouvelle « science de l’invisible[2] ». Accrédité à Paris par la célèbre Revue spirite, Jean Buguet est aussitôt arrêté, au printemps de l’année 1875, dans son studio du boulevard Montmartre. Devant une foule nombreuse venu assister au procès, après comparution d’une cinquantaine de témoins, le photographe spirite avouera finalement tous les ressorts de son escroquerie. Or, l’écrivain de l’incroyance et du doute s’étonne du fait suivant : comment se fait-il que, même après les aveux de Jean Buguet, plusieurs de ses victimes soient demeurées attachées au contenu de ses images impies ?

Recevons d’emblée ce fait divers comme un avertissement. Très tôt dans son histoire, la photographie s’est révélée à la fois support de hantise et instrument de mystification. Maints théoriciens de l’image photographique ont insisté sur sa capacité à arrêter le cours du temps et à ressusciter la vie des morts en imprimant la trace visuelle de leurs corps sur les nitrates d’argent. Sensible à la mélancolie du medium, la critique américaine Susan Sontag peut écrire : « Les photographies proclament l’innocence, la vulnérabilité d’existences en route vers leur propre destruction, et ce lien entre la photographie et la mort hante toute la photo de portrait[3]. » Grâce à Nadar, nous savons que Balzac se sentait lui-même particulièrement mal à l’aise face au nouveau processus photographique. Il s’en justifiait d’ailleurs avec toute une théorie :

Donc, selon Balzac, chaque corps dans la nature se trouve composé de séries de spectres, en couches superposées à l’infini, foliacées en pellicules infinitésimale, dans tous les sens où l’optique perçoit ce corps.

L’homme à jamais ne pouvant créer – c’est-à-dire d’une apparition, de l’impalpable, constituer une chose solide, ou de rien faire une chose – chaque opération daguerrienne venait donc surprendre, détachait et retenait en se l’appliquant une des couches du corps objecté.

De là pour le dit corps, et à chaque opération renouvelée, perte évidente d’un de ses spectres, c’est-à-dire d’une part de son essence constitutive[4].

Cette prétendue terreur de « prodiguer » ses spectres était-elle vraiment sincère de la part de Balzac ? Nadar note avec malice qu’elle n’empêchait nullement l’auteur d’Eugénie Grandet de prendre la pose, y compris devant le daguerréotype. Si la technique photographique tend bel et à bien à opérer le retour des morts et à conjurer, en même temps, le pathos de leur disparition, ce brouillage contient aussi une part de simulacre qui répond à notre propre désir de présence. 

 

[1] Fédor Dostoïevski, « Le spiritisme. À propos des diables. L’extraordinaire astuce des diables, si toutefois ce sont bien des diables. », Journal d’un écrivain (Janvier 1876), trad. du russe G. Aucouturier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 380 ; « В Париже, прошлым летом, судили одного фотографа за спиритские плутни ; он вызывал покойников и снимал с них фотографии ; заказов получал пропасть. Но его накрыли, и на суде он во всем сознался, даже представил и ту даму, которая помогала ему и представляла вызванные тени. Что ж вы думаете, те, которых обманул фотограф, поверили? Ничуть; один из них, говорят, сказал так : “У меня умерло трое детей, а портретов их не осталось; и вот фотограф мне снял с них карточки, все похожи, я всех узнал. Какое мне теперь дело, что он сознался вам в плутовстве ? На то у него свой расчет, а у меня в рука факт, и оставьте меня в покое.” » Fëdor Dostoevskij, « Spiritizm. Nečto o čertjax. Črezvyajnaja xitrost’ čertej, eslitol’ko èto čerti. », dans Polnoe sobranie soinenij v tricati tomax [Œuvres complètes en trente volumes], Léningrad, Nauka,1972-1990, t. XXII, p. 32-33.

[2] Giordana Charuty, « La “boîte aux ancêtres”. Photographie et science de l’invisible », Terrain [En ligne], 33, septembre 1999, mis en ligne le 09 mars 2007, consulté le 11 février 2022. URL : http://journals.openedition.org/terrain/2693

[3] Susan Sontag, Sur la photographie (1973), trad. de l’anglais P. Blanchard avec la collaboration de l’auteur, Paris, Christian Bourgois, 1993, p. 105.

[4] Nadar, Quand j’étais photographe (1899), Paris, Jean de Bonnot, 1989, p. 7.

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