Victoire Feuillebois (Université de Strasbourg) “Dans l’ombre de Vautrin”: Dostoïevski et le fantôme du texte balzacien [21 octobre 2021]

 Description

 

Cette communication se propose de revenir sur une révélation vieille de cent ans, une révélation fracassante faite par le critique soviétique Leonid Grossman. Notre prédécesseur est notamment célèbre pour avoir étudié de près la bibliothèque de Dostoïevski et regardé quelques ont été ses lectures, notamment de jeunesse. Or, en se penchant sur la manière dont Dostoïevski a connu l’œuvre de Balzac, Grossman met le doigt sur un fait aux conséquences littéraires gigantesques : Dostoïevski est, on le sait, un fervent lecteur et admirateur de Balzac et sa première œuvre littéraire est en 1844 une traduction d’Eugénie Grandet. Or, ce que ce jeune épris de littérature rencontre de Balzac dans la décennie 1830 et au début de la décennie 1840 est un texte-fantôme signé Balzac, mais que Balzac n’a jamais écrit et où son héros fétiche devient un meurtrier[1]

Ce fantôme est celui du Père Goriot, roman paru en France et en Russie en 1835. Il met en scène un jeune homme de province, Eugène de Rastignac, qui monte à Paris et se trouve confronté aux différentes voies, morales ou immorales, de la réussite dans la capitale : il rencontre notamment un ancien forçat, Vautrin, qui lui propose un pacte de sang – Rastignac doit courtiser une jeune fille pauvre, dont la fortune est captée par le frère, tandis que Vautrin se charge de tuer ledit frère et de rendre la jeune fille et son futur fiancé riches à millions. Rastignac reformule le problème moral posé par la situation dans le fameux « dilemme du mandarin » : a-t-on le droit de laisser mourir quelqu’un qui ne nous importe pas pour assurer notre propre bonheur ? Ce ne sera pas la voie choisie par Rastignac, qui préfère une solution plus douce et sensuelle : dans la célèbre scène de la fin du roman, il va dîner chez celle qui sera sa maîtresse et fera sa fortune et sa carrière politique.

Le roman fait sensation dans l’Europe de l’époque et il est immédiatement traduit en russe par deux journaux. Le premier est le journal libéral moscovite Le Téléscope [Телескоп], fervent défenseur de la jeune littérature française[2] ; le second est Le Cabinet de lecture [Библиотека для чтения], revue unique en son genre à l’époque par ses choix éditoriaux et sa diffusion colossale[3] et qui s’adresse à un public moins éduqué[4]. Son directeur Ossip Senkovski n’a de cesse de pourfendre la littérature française pour son amoralisme, et de la publier dans ses pages. Pour accentuer le caractère profondément immoral et décadent du romantisme français et ainsi capitaliser sur l’effet de scandale, la version du roman de Balzac publiée dans Le Cabinet de lecture a une fin altérée : Rastignac y cède au marché de Vautrin, il accepte le pacte de sang et devient riche grâce au meurtre, qu’il ne commet pas, mais qu’il cautionne :

 

Il alla dans Paris ; en chemin il hésitait encore : diriger ses pas vers la belle demeure de la rue d’Artois, ou vers son précédent, sale logement chez Mme Vauquer ; et il se retrouva devant la porte de l’hôtel de M. Taillefer. L’ombre de Vautrin l’avait conduit jusqu’à cette maison, et lui fit mettre la main sur la poignée de la porte. Il ferma les yeux à demi pour la voir. Il cherchait encore dans son cœur et dans sa pauvreté un prétexte honnête. Victorine aimait si tendrement son père !... Rastignac avait interrogé Mme Couture. Aujourd’hui il est millionnaire et fier comme un baron[5].

 

Or, Grossman montre que c’est cette version que le jeune Dostoïevski a lue. Le Cabinet de lecture était, d’après le témoignage du frère de Dostoïevski[6], leur lecture de chevet à tous deux durant leur jeunesse et elle correspondait parfaitement, par sa dimension conservatrice et middlebrow, au profil socio-politique de la famille Dostoïevski[7]. Il y a donc fort à parier que ce soit d’abord dans ces pages que, vers quatorze ans, Dostoïevski ait lu, non pas l’histoire, mais une histoire de Rastignac. Si l’hypothèse de Grossman est vraie, elle a évidemment des conséquences considérables ; mais elle est assez peu reprise dans la critique, où le traitement ordinairement réservé à cette question se heurte, selon nous, à deux écueils.

D’une part, certains critiques font comme si Dostoïevski avait eu d’emblée affaire au texte original. Dans les rares pages qu’il consacre aux lectures balzaciennes de Dostoïevski, son biographe le plus reconnu, Joseph Frank, cite Grossman mais il ne semble pas voir le problème. Frank établit deux différences principales entre le texte original de Balzac et Crime et châtiment [Преступление и наказание, 1866] : il oppose les intérêts principalement familiaux de Rastignac (qui veut devenir riche pour préserver ses sœurs d’un destin malheureux et peut-être infâme) et ce qu’il nomme l’altruisme de Raskolnikov qui s’intéresse au bien commun ; il met en regard le caractère extraordinaire du personnage et des propos de Vautrin et le fait que de telles positions sont devenues banales à l’époque du roman dostoïevskien (Raskolnikov les entend dans la bouche d’un autre lorsqu’il entre par hasard dans une taverne). Comme Grossman, Frank se concentre sur la question du dilemme du mandarin chinois posé par Vautrin (si la mort d’un vieux mandarin à l’autre bout du monde me rend riche, j’ai le droit d’en profiter) et sur la discussion qui s’en suit entre Rastignac et son camarade Bianchon. Mais en s’appuyant sur un texte original qui n’est pas parvenu immédiatement à Dostoïevski, il manque une similitude évidente entre Crime et châtiment et le Goriot russe, qui est que dans les deux textes les héros tuent[8].

D’autre part, certains tendent à gommer le problème en assimilant le Père Goriot à l’un des multiples romans de l’arrivisme qui existent dans la littérature française de la première moitié du xixe siècle. Toujours en s’appuyant sur Grossman, le critique américain Gary Rosenshield présente Crime et Châtiment comme une redite du destin des héros français : « Only Raskolnikov succumbs not to the temptations of high society like Balzac’s Rastignac or Stendhal’s Julien Sorel, but to those of rationalistic Petersburg[9] ». Ce que méconnaît ici l’auteur, c’est que Rastignac ne succombe en fait pas : il trouve une voie moyenne, pas honorable mais pas déshonorante, via les femmes parisiennes. Frank évoquait un dialogue avec un texte auquel il semble que Dostoïevski n’ait pas eu tout de suite accès ; Rosenshield parle d’une réécriture d’un personnage qui n’a jamais existé. 

Dans la relation entre Balzac et Dostoïevski, il y a donc un interstice, sous la forme de ce texte-fantôme balzacien qui projette une ombre sur l’œuvre de l’écrivain russe et sur la manière dont nous pouvons la comprendre. Selon que Dostoïevski dialogue avec Le Père Goriot ou avec « Starik Gorio », son émule russe, Crime et châtiment change par exemple du tout au tout : Dostoïevski y exerce-t-il un droit de réponse contre un amoralisme balzacien en fait entièrement imaginé par son traducteur russe ou actualise-t-il une potentialité du roman français qu’il sait pertinemment non réalisée ? S’agit-il d’une suite à la traduction russe, qui explore les conséquences du calcul meurtrier quand on en a accepté la doctrine (comme le Rastignac de Senkovski), ou d’une variation sur le roman français, qui montre que des esprits égarés peuvent faire un choix moins fructueux que celui du Rastignac de Balzac ? Est-ce que pour Dostoïevski, dès lors qu’on a posé la question sous la forme du dilemme du mandarin chinois, on y a en fait déjà répondu, quelle que soit l’issue finale de la fiction, semant ainsi le trouble dans l’esprit des jeunes lecteurs et garantissant à ces idées immorales, même si elles ne sont finalement pas validées par Balzac, de se répliquer dans les générations ultérieures ? Nous ne saurons sans doute jamais où et quand Dostoïevski a lu pour la première fois Le Père Goriot, c’est-à-dire le véritable Père Goriot, mais ce cas nous semble mettre en valeur la nature toute particulière de l’intertextualité dostoïevskienne, une intertextualité profondément marquée par le spectral – d’abord parce qu’elle manipule des spectres concrets, textuels, sous la forme de ces romans qui ne sont plus que l’ombre évanescente de leur incarnation première ; ensuite parce ces textes-fantômes continuent de hanter l’œuvre même lorsqu’ils ont été identifiés comme tels. 

 

[1] Л. П. Гроссман, « Бальзак и Достоевский », Поэтика Достоевского // Собрание сочинений в пяти томах,  Т. II, Выпуск 2, М., Современные проблемы, 1928. С. 60-106 ; Leonid Grossman, « Balzac et Dostoïevski », trad. Victoire Feuillebois, The Balzac Review / Revue Balzac, n° 4, 2021, p. 247- 294.

[2] Дед ГориоТелескоп, 1835, partie 25, № 2, p. 188-274 ; № 3, p. 369-430 ; № 4, p. 488-584 ; partie 26, № 5, p. 43-133 ; № 6, p. 178-291.

[3] Elle écoule environ 7000 exemplaires de chaque numéro, ce qui est un record en Russie.

[4] On dit qu’elle est lue partout et par tout le monde en Russie, ce qui contraste avec les almanachs réservés aux élites urbaines.

[5] Библиотека для чтения, tome IX, volume 1, № 15, mars 1835, p. 106 ; cité d’après A. Mikhaïlov, « Les premières traductions russes du roman de Balzac Le Père Goriot », AB n° 7, 1986, p. 360.

[6] « Si l’on en croit le témoignage d’A. M. Dostoïevski, c’est à cette époque qu’apparurent chez eux les fascicules du Cabinet de lecture, appelés à devenir l’apanage des deux frères. » Leonid Grossman, art. cité, p. 255.

[7] Joseph Frank confirme ce point : « Dr. Dostoevsky was a subscriber to the successful new periodical, The Library for Reading, edited by that eccentric figure, the Russified Pole Osip Senkovsky. A professor of Near Eastern languages at the University of St. Petersburg, and a linguist of extraordinary gifts, Senkovsky was also an influential editor, critic, and madcap parodist writing under the name of Baron Brambeus. Even though a fierce opponent of the new Romanticism, particularly of the French variety, Senkovsky was a shrewd enough editor to translate some of the early works of Balzac and George Sand (in truncated versions to be sure), and to give them a good deal of critical attention. One of his favorite targets for attack was the historical novel (“the fruit of the seductive fornication of history and imagination”), and Dostoevsky later recalled that the spate of such novels had once “provided pleasant food for the wit of Baron Brambeus”. It was probably in the pages of the Library for Reading that Dostoevsky first became aware of such writers as Victor Hugo, Balzac, and George Sand, who were soon to play so important a part in his spiritual and literary evolution. », Joseph Frank, Dostoevsky: The Seeds of Revolt, 1821-1849, Princeton, Princeton University Press, 1992, p. 175. La citation de Senkovski sur le roman historique est reprise de : Louis Pedrotti, Jósef-Julian Sękowski. The Genesis of a Literary Alien, Berkeley & Los Angeles, University of California Press, 1960, p. 116. On voit que Frank mentionne seulement des coupes dans les traductions, mais omet de signaler que la fin de certains change lorsque les textes paraissent dans la revue de Senkovski.

[8] Joseph Frank, Dostoevsky: The Miraculous Years, 1865-1871, Princeton, Princeton University Press, 1995, p. 29.

[9] Gary Rosenshield, Crime and Punishment: The Techniques of the Omniscient Author, Lisse, Peter de Ridder Press, Brill, 1978, p. 76. 

Colloque "Spectres de Dostoïevski", Université de Strasbourg, 20-22 octobre 2021, organisé par Nicolas Aude, Victoire Feuillebois et Karen Haddad

Résumé de l'intervention :

 

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